Je pars à vélo avec mon piano parce que j'aime le vent, le soleil, la pluie, la forêt, les champs, le ciel, j'aime les Alpes, ces montagnes de falaises aux crêtes inaccessibles en tourmente de roche et d'aigles tournoyants, j'aime le sauvage, je suis sauvage, je suis une bête, une grosse bête qui roule avec son fardeau de fonte d'ébène de cordes prêtes à monter en ébullition,
Je pars à vélo avec mon piano parce que j'aime la lenteur, j'aime le temps dilaté, les ombres qui s'étirent et s'estompent, j'aime les routes délaissées, les toutes petites routes qui n'en finissent plus de tourner, les itinéraires que tout le monde évite, ceux que l'on me déconseille chaque fois d'une étape à l'autre, « surtout passe par en bas par la nationale, par le col ça n'en finit plus », parfois un maillon manquant entre deux vallons m'oblige à la prendre la foutue nationale, tout le monde me double, je suis plus lent qu'un tracteur, aujourd'hui même les tracteurs tabasent, c'est un tonnerre de poids-lourds en camping-cars de motards à caravanes et autocars tous plus climatisés, plus confortables, plus rapides et plus coupés que jamais du ciel des arbres des oiseaux d'eux-mêmes et moi je me traîne la tignasse au vent tous mes sens anesthésiés par l'extrême concentration à rester en vie sur ce fleuve prêt à m'engloutir lorsqu'enfin apparaît le chemin vicinal qui m'extirpe et me libère, mais combien de décennies de naufrage climatique faudra-t-il pour que ceux qui font le choix de la solution cessent d'être écrasés par ceux qui font le choix du problème,
Je pars à vélo avec mon piano parce que j'aime l'intensité, j'aime le risque, l'imprévu, l'inattendu, les pannes, les orages et les crevaisons, j'exècre la prudence et la modération qui nous réduisent et nous assoupissent, je conchie les inconscients obsédés de normes de sécurité à en oublier que c'est avant tout sur la raison, la pleine conscience et le libre arbitre que se fonde toute décision responsable,
Je pars à vélo avec mon piano parce que j'aime les femmes, j'aime les hommes, j'aime les enfants, les mamies et les vieillards, j'aime découvrir tes milliards de manières de vivre, de croire, de penser, d'affirmer, de créer, de cuisiner, de cultiver, de bâtir, de transformer,
d'engueuler, d'aimer et de désirer, j'aime t'écouter, te faire raconter, me nourrir de tes rêves, me soigner de tes courages, m'épaissir de tes blessures, découvrir les peintures, les musiques, les danses et les livres qui font le sel de ta vie, je pars seul pour mieux te rencontrer, je chante pour vingt personnes parce que vingt visages dans une soirée sont à portée de regard et de mémoire, vingt visages qui s'impriment peu à peu m'imprègnent tellement plus que cinq cents visages à jamais tâches de couleur anonymes,
Je pars à vélo avec mon piano parce que j'aime l'effort, j'aime sentir ma peau burinée, mon sang oxygéné, mon cœur palpitant, mes jambes en chaleur d'amphétamines, mon esprit en ivresse de dopamine, mon état normal d'être vivant en mouvement, en peine et en sueur, chaque jour à pédaler est un jour d'euphorie, de célébration du corps retrouvé, ce corps mutilé par nos vies de junkies de l'écran, de la bagnole, du moindre effort et de l'hyperconnexion déconnectante, ce corps que le vélo, le chant et le piano recomposent, réunifient, réinvestissent des pieds à la langue, des poumons au cerveau, ce corps salé que je plonge dans la fraicheur d'une rivière, ce corps affamé que je plonge dans une assiette savoureuse, ce corps éreinté que je plonge dans le plus profond des sommeils,
Je pars à vélo avec mon piano parce que j'aime la liberté, la liberté la plus débridée sans laquelle rien ne peut être créé, la liberté à jamais inaccessible un peu plus effleurée à chaque nouvelle mélodie, chaque nouveau verset, la liberté de penser, de crier, de murmurer, d'aimer, la liberté de voyager, de contempler, de s'arrêter, de repartir, la plus folle des libertés en bras d'honneur à la folie d'un monde toujours plus autoritaire pour accélérer toujours plus la domination le mensonge l'avidité la compétition l'accumulation l'exclusion,
Je vais au vent avec mon piano parce que j'aime la mélodie et le contrepoint, la trame et la tresse, l'entrelacement des arpèges, des âmes, des corps et des chemins, la danse, le rythme, la vibration…
…d'un seul cri, d'une seule voix… à la vie, à la joie !